Résumé : papa, viens me chercher

« Je m’appelle Nina, j’ai 16 ans, et je reviens de l’enfer. Pendant plus d’un an, je me suis vendue à des inconnus. Mon corps, mon sexe, mon sourire, j’ai tout offert… Pour de l’argent, oui. Mais moi, je me racontais que c’était pour conquérir ce dont je rêvais depuis mes 13 ans : la liberté. Au moment où j’entreprends ce récit, je ne suis rentrée de fugue que depuis six semaines. Je ne partirai plus. J’ai vécu des événements trop terribles. Mon père voulait écrire ce livre pour dire à quel point lui et ma mère étaient scandalisés de s’être retrouvés aussi seuls dans leur combat pour me sortir de là. Nous avons finalement décidé de raconter chacun de son côté ce qui s’est passé depuis mes 14 ans, en alternant nos récits, et de ne pas intervenir sur le texte de l’autre. La vérité fait mal. Mais je crois qu’elle guérit, aussi, même si le monde de la prostitution, je le sais, va me laisser des cicatrices avec lesquelles il me faudra vivre. »

En France, le fléau de la prostitution adolescente prospère en toute impunité sur Internet. Un constat terrible qui a conduit Thierry Delcroix à témoigner de sa bataille pour sauver sa fille d’un engrenage dont il a très vite mesuré les enjeux : l’exposition à la drogue et au proxénétisme. Une prise de parole d’un courage rare à laquelle Nina, 17 ans aujourd’hui, apporte un écho aussi fort que bouleversant.

Extrait :

[Nina.]

« Ecoute, ma chérie, les stups, c’est pas un milieu de femmes. A part le tapin, je ne vois rien d’autre.

– Comment ça, le tapin ?

– La prostitution, tu sais ce que c’est ?

Avec mon amie, on en discute. « Sérieux, tu ne vas pas faire ça ! », s’indigne-t-elle. Je hausse les épaules. Pour vivre en liberté, on a besoin d’argent. Mais, avant 16ans, on ne peut pas en gagner légalement.

Le 15 janvier 2018, je téléphone : « Ok, je peux venir. » Le dealer me répond par SMS : « Il faudra qu’on teste la marchandise. »

[…] J’ai fermé les yeux et je l’ai fait.

[Thierry.]

« Muriel s’effondre en découvrant l’annonce de Nina, ses photos aguicheuses, ses propres sous-vêtements. Elle vient me voir, et à mon tour je reçois un coup de massue. L’assistante sociale avait donc pressenti la vérité. Et moi, je ne peux pas, je ne veux pas imaginer ma fille sous les pattes d’un homme qui la paie. Tout mon être s’y refuse.

Nous nous regardons, Muriel et moi, transpercés de chagrin, à bout de mots. La conclusion s’impose : nous allons nous battre pour arracher Nina à cette abjection. »

Critique :

Lors d’une soirée arrosée, deux hommes noirs prennent la virginité de Nina, en la violant, le lendemain de ses 15 ans. Marquée par cette agression et ayant toujours été attirée par l’argent, comme en témoignent les vols à répétition (de ses petits frères, de ses parents et même de sa grand-mère), elle va alors se tourner vers le monde de la nuit, ses bars, ses hôtels, et, bien sûr, les pervers qui y rodent.

Il y a évidemment un gouffre qui sépare l’inquiétude des parents et l’inconscience de leur fille. Ils veulent la sauver. Elle ne fait que s’enfoncer dans cette spirale autodestructrice. D’abord les trafics de drogue, puis, les mauvaises rencontres se succédant, elle succombe à la prostitution. Comment expliquer une telle tentation, cet attrait pour le danger ? Nina a toujours clamé son désir d’indépendance. Pour elle, l’argent est la condition sine qua non à sa liberté : elle peut ainsi appartenir à un groupe social, en invitant ses « amis » dans les endroits les plus huppés de la ville, se payer les habits qu’elle veut, s’offrir une vie différente de celle d’une adolescente studieuse et obéissante à ses parents. Et, pour y parvenir, elle n’a aucune limite, aucune notion de ce qui est bien ou mal. Pourtant, tout le monde la met en garde : une fois entré dans le système judiciaire, il est difficile d’en sortir. Et, les répercussions psychologiques liées à ses activités illégales risquent de la briser.  Au fil des pages, on a d’ailleurs un aperçu de ces conséquences physiques et morales : « le travail est pénible, en général. J’ai mal au ventre après, je ne me sens pas bien, mais je fais abstraction de mes sensations. J’allume un joint pour oublier. J’en fume tant, un verre à la main, je ne perçois même plus que mon corps souffre. » ou encore, dans sa lettre adressée à ses parents « j’ai honte de celle que je suis devenue, je n’ai jamais été aussi malheureuse que ces derniers temps. Une part de moi s’est brisée et il y a longtemps que la joyeuse Nina n’est plus qu’un reflet sans vie. » 

A ce titre, les spécialistes qualifieront le comportement de la jeune fille de « mortifère » et « suicidaire ». Irrémédiablement tentée par le danger, elle replonge, à chaque fois qu’on essaie de l’aider. Alors oui, c’est un déchirement pour ses parents de voir leur fille se détruire ainsi. Piquant la lingerie sexy de sa mère, Nina prétend avoir vingt et un ans et fait des passes, estimées entre 150 et 300 euros l’heure. Pour une enfant aussi jeune, cet argent représente seulement une somme considérable, qui mérite quelques sacrifices. Son père ne peut lui expliquer qu’il s’agit surtout d’une question de dignité et qu’on ne peut vendre son corps de cette façon, sans risquer de se perdre soi-même. Le pire, dans cette histoire, c’est que tous ses proxénètes agissent en toute impunité, alors qu’ils se rendent responsable de prostitution juvénile. Nina étant encore mineure, elle devrait être au moins protégée par la justice, mais… elle a souvent mieux à faire. Malgré les signalements répétés pour fugue et mise en danger, Thierry est désemparé. Personne n’a une réelle envie de l’aider à sauver sa fille. Pire, on leur reproche d’être de mauvais parents, incapables d’empêcher leur enfant d’aller « faire le tapin. » Or, dans ce roman polyphonique, il apparait clairement que ce père a tout tenté pour la sortir de ce mauvais pas, malgré la peur de la découvrir abusée par un homme ou même de retrouver son corps sans vie.

Nina est juste plus maligne, pleine de ressources. Pour mener à bien ses activités, elle va entreprendre des escapades à différents endroits, à Paris, en Espagne et en Belgique, et se lier à toutes personnes pouvant la prendre sous son aile. Et, forcément, elle tombe sur les pires pourritures qui soient : Romain, son soi-disant « ami », qui l’offre en pâture à un client drogué et ultraviolent, lui « montrant des vidéos de gamines attachées au corps, fouettées, frappée, insultées, puis violées », avant de s’en prendre à elle pour la modique somme de 200 euros. Bilal, le copain plus âgé de Nina, qui n’est en fait qu’un dealer de cocaïne endetté qui va la malmener, la menacer et l’encourager à se prostituer dans la chambre d’à côté en échange de quelques substances pour oublier. Coupée du monde extérieur car privée de son portable, Nina n’aura d’autre choix que d’enchainer les passes au risque de subir ses représailles. Bref, trop d’hommes ont exploité sa naïveté et son aveuglement lié à l’argent, se rendant ainsi coupables de détournement de mineurs.

Summum de l’injustice, Nina se retrouve dans des situations cruellement imprévues : séquestrée pendant cinq jours dans un appartement après une passe restée impayée, au bord de l’hypothermie après avoir passée la nuit sur un banc en pleine période hivernale, trahie et insultée de tous les noms par des personnes de confiance, forcée d’avoir des rapports sans préservatif et de courir ensuite faire un dépistage au Planning Familial dans l’urgence… Pas étonnant qu’elle « aime tout ce qui lui embrume le cerveau » en parallèle. Plutôt ne pas penser que de prendre conscience que sa vie est devenue un enfer. Les conséquences sur le long terme, elle les évoquera succinctement, résonnant comme une mise en garde vis-à-vis de la prostitution« Ils m’avertissent encore des dégâts psychologiques que mes activités occasionneraient. Je jure que je n’aurai pas de séquelles : je suis très forte. Aujourd’hui, je sais qu’ils avaient raison. Quand tu fais quelque chose d’intime avec quelqu’un que tu n’aimes pas, juste pas intérêt, il y a des images qui s’incrustent dans ta mémoire et qui te rappellent à quel point tu as souffert pour décrocher cet argent. Des images qui ne s’effaceront jamais. »

Car oui, ce roman a plusieurs visées : dénoncer le manque d’aides face à la prostitution juvénile, alors qu’elle nécessite un accompagnement médical et juridique, avertir les parents de cet engrenage infernal qui ne touche pas que les autres, laisser parler le désarroi et l’amour d’un père et permettre à sa fille d’entamer sa reconstruction, qui commence par l’acceptation de son histoire. Absolument pas moralisateur, ce livre est une invitation à la compréhension pour mettre en garde et protéger les enfants de l’abus de pouvoir des plus pervers, au sein d’une société marquée par la primauté de l’argent et de la sexualité. 

Pour approfondir le sujet, les auteurs nous donnent quelques références : la chanson « Svetlana et Maïakovski » de Georgio ou encore le documentaire « Jeunesse à vendre » diffusé sur France 5, très touchant car des spécialistes s’emploient à qualifier la prostitution de « tendance » qui séduit de nombreuses jeunes filles, de tout milieu social, et qui n’est que source d’angoisse permanente pour les parents. Pour ces enfants, adultes en devenir, cela deviendra ensuite une addiction, « une pulsion qui les pousse à rejouer leurs traumatismes » encore et encore. Le but ultime étant de les sauver avant qu’elles atteignent la majorité et ne soient plus protégées par la loi, la prostitution ne bénéficiant pas d’un statut juridique clairement défini.